Comme des lions : L’enjeu du montage

Geoffroy Cernaix, monteur au GSARA, revient sur son travail et son implication dans le montage du film Comme des lions. Une longue aventure face à une matière qui constituait deux ans d’engagement des ouvriers de PSA et plus de 300 heures de rushes !

Comment s’est faite ta rencontre avec le projet, et avec Françoise ?

Je connaissais déjà la lutte de PSA, je savais qu’il y avait une réalisatrice, Françoise, qui était en train de tourner. Par le biais de personnes qu’on connaissait en commun, on a été mis en relation. Elle était face à une matière vraiment très dense et elle était en recherche de solution par rapport à la postproduction. Elle a eu beaucoup de difficultés pour financer le film . C’est un film qu’elle a fait avec les moyens du bord. C’est un film qui était très politique et qui n’intéressait pas du tout les télés en France. J’ai pensé de suite que ça avait un intérêt qu’elle vienne ici, dans le cadre du GSARA, pour avoir le suivi nécessaire et que le film aille jusqu’au bout parce que d’emblée on savait que ça allait être un montage long, qui allait demander de se déployer dans la durée. Elle a donc déposé le projet au GSARA et le film a été soutenu par le Comité de lecture.

Tu parles « d’une matière vraiment très dense » ? C’est à dire ? Quand elle est arrivée, Tout était déjà tourné ?

On s’est rencontrés la première fois en novembre 2013. La grève était terminée mais Françoise voulait continuer à suivre la fermeture : les plans d’accompagnement, toutes les promesses de la direction. Les grévistes savaient que les promesses de la direction ne seraient pas tenues et donc elle voulait aller jusqu’au bout du processus puisqu’elle avait filmé depuis l’origine du mouvement. C’est à dire bien avant le début de la grève. Elle a donc accumulé au fil des mois une matière très importante et au début du montage, on avait un peu plus de 300 heures d’images plus les archives que les militants avaient tournées eux-mêmes. Comme elle n’a pu rentrer dans l’usine qu’au moment du déclenchement de la grève, elle a récupéré des images qui ont été filmées à l’intérieur de l’usine par les grévistes avant le début du mouvement.

Salah Hollande

Comment, comme monteur, on appréhende ces 300 heures de rushes ? Quelle a été, avec Françoise, votre méthodologie de travail ?

L’aventure a été longue ! Et c’est clair que la question de la méthode, ça a été notre première grande discussion avec Françoise. Comment on rentre dans cette matière très riche ? On a fait le choix de regarder quasiment toute la matière. On savait que ce montage serait long et on a choisi de prendre le temps de tout regarder. Ça nous a déjà permis de beaucoup discuter et d’affiner notre méthode. Nous avons resserré séquence par séquence. On avait beaucoup de réunions qui faisaient 3, 4, 5 heures, dans lesquelles il se disait beaucoup de choses et qui nous intéressaient parce qu’il y avait cette démocratie ouvrière qui était à l’œuvre. Cette intelligence ouvrière qu’on voyait dans ces réunions se déployer.  On essayait de réduire les grands thèmes qui y étaient abordés, de faire des montages rapides, pour isoler 4 ou 5 grands thèmes et après les combiner dans l’entièreté du film, les moduler. On voyait que certains thèmes, certaines discussions revenaient souvent et il fallait voir à quel moment on les faisait venir dans le film. Par exemple, le thème de la radicalisation qui arrive relativement souvent dans les débats, à quel moment on traite cette question dans la narration ? Est-ce que c’est au début, est-ce que c’est au milieu, est-ce que c’est à la fin ? Tout ce travail de réduction nous a permis de faire des premiers choix et de faire tomber une partie de la matière. On a avancé petit à petit dans un travail un peu laborieux de réduction, réduction, réduction de la matière pour affiner au maximum les choses. On savait que si on excluait trop vite des parties trop importantes de la matière, on affaiblissait nos possibilités de raconter cette histoire.

Comme spectateur, on participe activement à cette histoire humaine car le film suit l’évolution de cette grève dans le temps. On se demande comment cette aventure va finir ? Comment les relations, les rapports de forces, entre les différents protagonistes vont évoluer ? Vous avez basé votre construction narrative sur cette chronologie des événements ou sur l’articulation des thématiques ?

On est à la fois sur des questions thématiques et évidemment sur des questions chronologiques. La question de la chronologie était complexe. Quand on faisait des visions avec les grévistes, même les grévistes s’y perdaient.  Ils disaient : « mais cet événement il était avant, après, … » Ils ne savaient plus parce qu’il y a eu tellement de choses, la grève a été tellement riche. Donc, on avait défini au début, des grands moments dans la lutte qui étaient nos balises chronologiques qui nous permettaient de construire la narration. Françoise a filmé pendant 2 ans. Il y a une lutte qui a duré deux ans avec le point central – et ça c’était clair pour nous –  qui  évidemment était la grève. Mais pour raconter la grève, il fallait aussi raconter tout l’avant et donc c’était quasiment un an et demi de conflit à raconter, pour rencontrer les personnages, raconter comment ils se sont mobilisés, avoir de l’affect avec ces personnages. On voulait faire un film sur une aventure humaine avec des personnages. Qui étaient ces gens qui se battaient ? Il fallait commencer par les identifier, c’est tout l’enjeu du début du film. Il fallait aussi qu’on comprenne ce pour quoi ils se battaient et contre qui ils se battaient. En plus, une partie de cette matière, de l’avant-grève, avait été perdue. Un disque qui a planté. On avait des manques, des trous dans cette matière qu’on a comblés en partie avec des archives tournées par des militants de la CGT ou par des ouvriers. Ça a été un des endroits du montage qui a été le plus compliqué à mettre en place, qui nous a pris beaucoup de temps. On savait qu’on ne pouvait pas aller au delà de 20-25 minutes maximum. On a fait des tentatives en essayant de limiter un peu plus le début mais on se rendait compte qu’on ne profitait pas de la même manière de la grève si on ne connaissait pas les personnages avant. Il fallait comprendre ce par quoi ils étaient passés, leur évolution qui était aussi l’évolution de Françoise. Parce que Françoise quand elle commence à tourner, elle ne sait pas s’il va y avoir une grève. Elle rentre dans ce film en se disant : « Est-ce qu’il va vraiment y avoir une grève » Voilà, elle a tourné, fait des interviews, toutes sortes de choses pour essayer de raconter ce mouvement naissant et puis il y a eu la grève et le développement de la grève.

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Comme tu le dis, Françoise a filmé sans vraiment savoir ce qui allait se passer, sans avoir une idée précise de ce qu’elle allait raconter. Peut-on dire, alors, que le film s’est vraiment écrit au montage ?

Je pense que la question ne se pose pas vraiment comme ça, dans le sens où Françoise avait fait des choix très clairs au tournage dans sa manière de filmer. Déjà se positionner du côté de ceux qui voulaient lutter. Elle avait réussi à créer un rapport de confiance totale avec les grévistes. Jean-Pierre Mercier répète souvent dans la présentation du film qu’il se reconnaît à 100 % dans le film de Françoise. « On l’a oubliée, parce qu’elle était avec nous, elle faisait partie du mouvement avec nous, elle était là, personne ne questionnait sa présence. Elle faisait corps avec la grève. » Donc, il y avait une manière de filmer qui imposait déjà des choses au montage. Beaucoup de choses étaient dans les intentions de réalisation et donc, au montage, on a essayé de les aboutir. Après, il restait à construire le récit et ça, c’était complexe parce qu’effectivement c’était deux ans de lutte et traduire cette temporalité-là en moins de 2 heures, c’était très difficile. Par exemple, il y a des questions comme celle des interviews qu’on a tranchées vraiment au montage. Il y avait toute une matière d’interview. A tous les moments de la grève, Françoise a saisi la parole des grévistes qui discutaient de leur situation, de comment ils voyaient le mouvement, de comment ils se projetaient, quelle était leur analyse. On a essayé de les utiliser et on a trouvé au final que ça cassait ce sentiment d’immersion dans la  lutte que l’on voulait générer. On n’a utilisé ces interview qu’à la fin, au moment où on a traversé cette aventure et qu’on a envie de s’asseoir avec eux et des les écouter nous dire : «  voilà, c’est mon départ de l’usine, l’usine c’était ça pour moi, qu’est-ce que ça fait pour moi de quitter l’usine, etc ».

Tu as parlé de « visions avec les grévistes » ? Pendant le processus de montage, vous avez montré l’évolution de votre travail aux protagonistes ?

Le montage a duré un peu plus de 6 mois étalés sur une période de quasiment 1 an et demi. Avec Françoise, on avançait, on testait. On a fait des allers-retours avec les grévistes pour savoir quel était leur ressenti. On construisait aussi notre réflexion par rapport a ces retours, à leur ressenti sur le mouvement. Est-ce que ça traduisait l’état d »esprit ? Les grévistes avaient toujours la frustration de ne pas avoir vu telle ou telle action. Alors, on discutait avec eux en expliquant qu’ on ne pourra pas tout mettre. mais est-ce qu’en tout cas, l’état d’esprit, ce que vous avez voulu faire, ce que vous avez voulu défendre, est-ce que ça, le film le traduit ?  Une chose qui était importante  pour eux, c’était cette volonté de ne jamais se couper de l’ensemble des ouvriers de l’usine qui même s’ils ne faisaient pas grève, par leur action, par leur soutien tacite à la grève, faisaient que le mouvement pouvait tenir. Il y avait aussi des choses comme par exemple la collecte de l’argent. C’était très important pour les grévistes, car ça montrait le niveau d’organisation auquel il était arrivé. Et donc on a développé ça aussi.

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Ces questions de démocratie, la relation avec les non-grévistes, la collecte, la radicalisation, les actions, les sanctions sont des « blocs thématiques » qui servent d’architecture au film. Et ce sont des éléments propres à un conflit social. Comme des lions n’est pas seulement un film qui raconte la lutte des travailleurs et nous immerge dans leur combat. C’est aussi un film qui montre comment on s’organise, ensemble. Un film qui nous donne à voir les obstacles et les difficultés de l’organisation. On se retrouve avec un vrai « film-outil » pour penser la lutte sociale.

La spécificité de cette grève à Aulnay, c’est qu’il y avait une véritable démocratie ouvrière et ça c’était important de le montrer. C’était quelque chose que Françoise voulait raconter et elle voulait montrer aussi qu’on a tout intérêt à se battre parce que c’est important, parce qu’on n’a pas le choix, parce qu’on en sort grandi . Bien sûr on ne gagne pas la non fermeture de l’usine parce qu’il aurait fallu créer un rapport de force qui va au-delà de l’usine dans un contexte politique qu’on connaît et qui est difficile aujourd’hui. Mais dans ce contexte politique-là, ils ont réussi à développer un mouvement qui a été médiatisé, qui a permis aux grévistes de gagner de l’argent, de défendre leur dignité, de sortir la tête haute. Il y avait aussi une volonté de faire un film de tactiques. Montrer comment ils développaient leur tactique comme, par exemple, cette capacité d’anticiper en permanence les coups de la direction. Il fallait montrer ça. J ‘ai pu assister à une projection du film dans le Nord de la France où il y avait beaucoup de militants syndicaux présent et chacun allait chercher dans le film des aspects qui l’intéressait pour nourrir le quotidien de militant ouvrier. Certain disaient : « ce film peut me permettre de répondre aux illusions que les gens ont encore dans les politiques ». D’autres, c’était sur la répression dans la boîte, de pouvoir montrer à l’extérieur qu’il y a une répression qui s’exerce, que la direction de PSA est capable d’inventer n’importe quoi pour accuser les grévistes avec des choses complètement mensongères, avec des huissiers qui signent n’importe quoi pour la direction. C’était réellement comme ça et tout ça c’est dans le film.

Un autre aspect intéressant de Comme des lions, c’est que le personnage principal est pluriel, ce sont « les » grévistes ! Cette volonté devait être présente au tournage mais c’est aussi un choix de montage ? Un film tactique mais aussi un portrait collectif ?

La force de la matière de Françoise, la force de la grève, c’était ça : un vrai collectif avec des personnages forts. Parce que militer à l’intérieur d’une usine comme Aulnay, avec l’encadrement de PSA, ça crée des personnes solides. Et Françoise, c’était un de ses soucis, très vite, d’avoir justement un film collectif avec plein de personnages multiples pour traduire ce collectif-là et ne pas tomber dans un film où on ne filme que les dirigeants. Même s’il y a des personnages qui sont plus en avant par leur fonction dans la grève comme Mercier qui est porte-parole. C’est lui qui parle aux médias. Cela n’empêche pas de voir exister dans le film de multiples personnages qui donnent ce sentiment de film chorale. On voulait aussi montrer comment ces personnages qui revenaient tout au long du film évoluent au fur et à mesure. Je pense à un personnage comme Christophe. Au début du film il dit juste les revendications et à la fin, il prend la parole dans les assemblées générales en disant : « il faut qu’on fasse ça, ça et ça ». Avoir cette multiplicité de personnages,  avoir ce sentiment de collectif, c’était vraiment important pour nous. La question syndicale…ça a été aussi un choix au montage de ne pas rentrer dans le détail de la question syndicale, quel syndicat a fait quoi ? Etc. C’était un autre film, et on pensait que ce n’était pas la priorité du moment et que c’était pas ça qu’on voulait raconter en tout cas. Ni Françoise, ni moi. Ce qui était important dans l’histoire du film c’était l’attitude des grévistes par rapport au reste de l’usine, c’était cette volonté de toujours vouloir entraîner le maximum d’ouvriers dans le mouvement en évitant au maximum que les querelles syndicales n’interfèrent dans ce processus. C’est pour ça que nous avons intégré beaucoup de discussions entre grévistes et non-grévistes tout au long du film.

Ce montage est aussi une aventure humaine ! Comment on met le cut final à ces mois de travail ? A quel moment, on se dit : « c’est bon, on n’y retouchera plus ? »

Ça a été compliqué mais il y avait des échéances et à un moment donné il fallait finir, mais ça a été dur. Au début, notre première continuité faisait 4 heures. Ça a été très difficile de descendre, de descendre, de descendre et puis on est descendu, descendu, descendu en sachant que de toute manière, on ne pouvait pas aller au-delà de 2 heures. L’idéal aurait été, en terme de diffusion d’être autour de 90 minutes mais voilà, à un moment donné, il y a eu de longues discussions et on s’est dit : « non, le film il est là, dans cette durée-là d’1 h 55 et on s’arrête là ». Et puis c’est quand même une aventure. Moi je reste encore imprégné du film. Là on a monté des capsules autour des interviews des grévistes parce qu’il y a des choses vraiment intéressantes notamment  sur la question syndicale. Il y a aussi un carnet de bord qu’a tenu un gréviste tout au long du mouvement qui pourrait faire l’objet d’une publication. Il y a des choses qui pourraient, autour du film, via peut-être un site, prolonger cette réflexion autour de cette expérience parce que les gens qui ont traversé ce processus-là ont encore beaucoup de choses à dire.

Pour terminer, je me demande quel est le degré d’implication – ou plutôt d’engagement – de la part de l’équipe technique qui accompagne la réalisation d’un film comme celui-là. Quand on passe 6 mois à monter une lutte sociale, il faut aussi s’identifier à cette lutte ?

Je suis aussi militant donc pour moi, c’était un film important, nécessaire et qui devait voir le jour. On devait faire le maximum pour que le film aille le plus loin possible y compris au niveau de sa diffusion. Mais avant ça, il fallait d’abord que le film existe. Il y a eu un financement via les plate-formes participatives. Il y a eu un certain nombre de gens qui ont donné – des militants, des gens qui ont soutenu la grève, des grévistes qui ont donné une partie de leur prime de licenciement pour le film.  Il y avait une attente et avec Françoise, ça a été aussi une rencontre sur cette base, sur cet intérêt militant. C’était à la fois faire un film et un outil militant. On était dans cette tension-là de faire les deux et d’arriver à ce que ce film soit vu le plus largement possible. J’ai pu assister à une rencontre après une projection qui était vraiment passionnante. Le débat a duré presque 2 heures après le film parce qu’il y avait des gens qui parlaient de leurs difficultés dans leur boîte, d’autres qui racontaient leurs propres expériences de lutte.

Propos recueillis par Benjamin Durand